LA LONGUE HISTOIRE DES « PESTES AVIAIRES »

La peste aviaire vraie (appelée improprement « grippe du poulet ») est-elle l’une de ces maladies émergentes qui mobilisent l’attention depuis quelques décennies, ou s’agit-il d’une maladie déjà bien connue des Anciens et revenue occuper, un instant, le devant de la scène ?

Les quelques données historiques suivantes ouvriront le débat…


L’incertitude des historiens
Il est bien difficile de répondre clairement à la question de la réelle ancienneté de la peste aviaire pour deux raisons :

- jusqu’au XXème siècle, les volailles avaient généralement moins de valeur que les moutons (pour leur laine), les bovins (pour leur lait, leur travail, leur fumier, leur peau et leur viande), les chevaux (indispensable aux armées) ou les chiens (pour la chasse, la guerre ou la garde des maisons et du bétail) : leurs maladies n’ont donc pas fait l’objet de descriptions détaillées des anciens auteurs, comme cela était le cas pour celles des autres espèces citées. Cantonnées dans la « basse-cour », les volailles étaient en général confiées à la fermière qui en récoltait les œufs avant de mettre au pot, les oiseaux trop vieux (ou malades !) ;

- même lorsque les chroniqueurs s’y sont intéressés, les descriptions cliniques qu’ils ont données ne permettent de reconnaître à coup sûr la peste aviaire vraie : rappelons que, même actuellement, il faut attendre plusieurs jours, la confirmation du laboratoire pour porter un diagnostic d’influenza aviaire « H5N1 », car ses symptômes ne sont pas toujours univoques.

Force est donc de s’en tenir à l’histoire des « pestes », c’est-à-dire d’épisodes de mortalité massive chez les oiseaux, qui ont pu correspondre à des épizooties de peste aviaire, mais aussi de pseudo peste aviaire, de variole ou de choléra aviaire. Les historiens de la médecine ont toujours su qu’ils devaient se méfier des noms attribués aux maladies, aux différentes époques : jadis, tout ce qui tuait massivement les animaux ou l’homme était une « peste ». Les maladies des mammifères (charbon, clavelée, rage, fièvre aphteuse…) étaient par ailleurs fréquemment confondues avec celles des oiseaux et l’on disait que les oiseaux pouvaient contaminer l’homme : était-ce une affirmation fantaisiste ? ou était-elle fondée et anticipait-elle les découvertes microbiologiques modernes ? Nul ne peut le dire aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, le nom de « peste aviaire vraie » reste aujourd’hui réservé à une maladie appelée « influenza aviaire hautement pathogène », qui n’a été caractérisée et définie avec précision que depuis 1955, après avoir été longtemps confondue avec d’autres maladies et notamment, avec la « pseudo peste aviaire » (Maladie de Newcastle), due à un virus différent mais pouvant entraîner des symptômes similaires.

De l’antiquité à nos jours : mortalité massive périodique des oiseaux …
Des épisodes de mortalité massive ont été rapportés chez les oiseaux domestiques ou sauvages depuis des temps immémoriaux (1).

Dès l’Antiquité, les oiseaux ont en effet fasciné l’homme, et leur observation par les augures était un vrai métier dans tout le bassin méditerranéen. C’est d’ailleurs à eux que se réfère le récit de Plutarque concernant la mort d’Alexandre le Grand (en 323 av.J.-C.). D’après deux auteurs américains, John Marr et Charles Callisbert (4), l’observation rapportée par Plutarque, de la mort de nombreux corbeaux atteints d’une maladie nerveuse et de celle du Roi atteint des mêmes symptômes, signerait une atteinte par le virus de la fièvre du Nil occidental (« West Nile virus ») : ceci prouve l’intérêt porté depuis des temps très reculés, aux maladies des oiseaux et à leurs liens éventuels avec celles des hommes.


Par la suite, et jusqu’au XIXème siècle, les chroniqueurs de la plupart des pays européens mentionnent les épisodes les plus marquants de maladies survenues chez les mammifères et les oiseaux, qui sont notamment résumés dans les ouvrages de Charles Frédéric Heusinger (3) ou de George Fleming (2) . Parmi les plus significatives figurent les périodes suivantes :

Peste d’Athènes (cf iconographie)

- dans l’Antiquité : mortalité concomitante du bétail, de l’homme et des oiseaux en 1200 av.J.-C., en 430 av.J.-C., (« Peste d’Athènes »), en 218 av.J.-C., en 43 av.J.-C. (décrite par Virgile) etc (1) ;

- en 671 : mortalité massive de différentes volailles en Angleterre ;

- en 1286 : mortalité subite des oiseaux sur tout le territoire autrichien, « les oiseaux petits et grands tombaient morts (...) et c’est à peine si l’on pouvait encore voir une pie, une corneille ou un autre oiseau » écrit un chroniqueur de Magdeburg ;

- en 1578 : épizootie frappant les poules à Paris ;

- en 1614 : épidémie mortelle chez les hommes en Bohème, contemporaine d’une épizootie chez les poules qui « se réunissaient à 6 ou 7, mettaient les têtes ensemble, tombaient à terre et mourraient »(3) ;

- en 1656 : « énorme mortalité de pélicans aux Antilles »3 ;

- en 1714 : les pigeons de Paris sont atteints de « petite vérole » et on ordonne leur abattage général « parce qu’on croyait qu’ils transportaient le virus chez les hommes et les brebis » (3) ;

- de 1718 à 1721 : les oies sont particulièrement touchées en 1718 et 1719 en Silésie et la maladie s’étend aux cigognes en 1721 ;

- en 1769 : mortalité générale des oies dans le Hanovre ;

- en 1774 : selon la Gazette de la santé (février), 600 oies seraient mortes aux bords de la Meurthe en Lorraine, après avoir présenté des symptômes de diarrhée et des vertiges ;

- en 1789 : épizootie grave chez les poules en Italie du Nord (3). Les symptômes décrits sont ceux d’une maladie infectieuse, les lésions affectant les appareils respiratoire et intestinal ;

- de 1830 à 1831 : série d’épisodes de mortalité aviaire (attribuée au choléra humain) dans toute l’Europe. Les cas les plus graves commencent dans le Duché de Poznen en Pologne. Une excellente description en est faite (3) : « les premières attaquées furent, en général, les oies, puis les canards et les dindons, les dernières les poules. Il y en avait qui avaient la diarrhée, ils commençaient à boiter (…) ne purent plus marcher, se reposaient sans pouvoir se relever (…) et moururent subitement (…) ; on dit que la maladie s’est également montrée sur les canards sauvages du lac de Golpo ». En 1831, la maladie est observée en Moravie et en Silésie : « les poules, les canards et les oies furent subitement attaquées (..), devinrent tristes, ne mangèrent plus, la tête s’enfla, devint bleue et bientôt la mort entra » ;

- en 1763 : épizootie aviaire dans toute l’Europe, attribuée à la fièvre aphteuse ;

- en 1830 : nouvelle épizootie européenne, attribuée au choléra humain ;

- en 1841 : « une quantité inouïe de canards sauvages, la plupart morts, furent rejetés par la mer aux côtes du départ des Landes (..), la masse totale des oiseaux pris pouvait monter à 20 000 » (3 );

- de 1880 à 1900 : nombreux épisodes de mortalité des volailles, dont certains dus à la peste aviaire vraie ;

- en 1948 : cas très probables de peste aviaire chez des poules, des dindons et des canards en France. 

et souvent des oiseaux sauvages.
En ce qui concerne les oiseaux sauvages, les chroniqueurs s’embarrassaient peu de descriptions cliniques : toute mortalité d’oiseaux sauvages était le résultat d’une bataille rangée entre eux ! Les dates de toutes ces batailles ont été relevées par Fleming (2).

- La première ayant eu lieu en l’an 571, d’après Shortdans, rapportée dans "A General Chronological History of the Air" : « Le 24 septembre, il y eu un grand combat et une hécatombe d’oiseaux sauvages ». Ce combat fut suivi de nombreux autres :

- en 942, une bataille eu lieu en Irlande, rapportée dans les "Annals of Clonmacnoise" : « on assista à une querelle entre les oiseaux marins et terrestres à Clonvicknose, au cours duquel ce sont les corbeaux qui furent massacrés » ;

- en 1366, Short rapporte une autre bataille, entre moineaux anglais, suivie d’une épidémie humaine : « cette année, survint aussi une grande querelle entre moineaux, qui tourna en une bataille rangée au cours de laquelle d’innombrables combattants perdirent la vie. Il s’en suivit une importante mortalité chez les êtres humains, dont beaucoup furent trouvés morts le matin, alors qu’ils s’étaient couchés en bonne santé la veille »(2).

Aucune de ces descriptions, si bien faite soit-elle, ne permet bien sûr de reconnaître l’influenza aviaire hautement pathogène. Toutefois, certains symptômes évoquent bien cette maladie, de même que certains traits épidémiologiques (premières manifestations de l’épizootie chez les oies ou les canards). Les épisodes de 1366 en Angleterre chez les oiseaux sauvages ou de 1614 en Bohème chez les volailles, évoquent, par ailleurs, pour la première fois, une concomitance entre épidémie humaine et épizootie aviaire.

Fin du XIXème siècle : la vraie peste aviaire est enfin caractérisée

La découverte de l’agent de la peste aviaire vraie fut un épisode assez confus de l’histoire des maladies microbiennes, qui s’est déroulé principalement en Italie, mais aussi dans d’autres pays, notamment l’Autriche. En effet, après les premières découvertes de Louis Pasteur, tous les chercheurs européens entreprennent une course à l’isolement des microbes pathogènes de l’homme et des animaux, et ceux des maladies aviaires ne font pas exception à la règle.

Dans le cas de ces maladies, c’est le microbe du choléra des poules, Pasteurella multocida, qui fut le premier observé au microscope (en 1878, par Semmer et Perroncito) et cultivé (en 1879 par Toussaint). Le nom de « choléra des poules » fut utilisé par Maillet en 1836 qui précisa : « ce nom (de choléra des poules) est celui sous lequel elle (la maladie) est vulgairement désignée ».

Cette appellation fantaisiste ne sera pas la dernière : « vache folle », « poulet fou », etc. suivront bientôt !

Cependant, dès 1880, Rivolta et Delprato rapportèrent qu’il existait une maladie dont les caractères cliniques étaient différents de ceux du choléra (1) : ils appelèrent « typhus exsudatif » cette nouvelle maladie qui, selon Nocard et Leclainche, rappelait la peste aviaire vraie. De nombreux microbiologistes européens tentèrent alors, sans succès, d’en isoler l’agent causal. Si c’est bien Mazza qui fut le premier à reconnaître, en 1899, qu’il n’y avait aucune bactérie dans le sang du cœur des oiseaux morts, suivi par Lüpke en 1901, ce furent finalement Centanni et son élève Savonuzzi qui élucidèrent le mystère en 1901 (1). Ils écrivirent alors : « cette maladie n’est ni le choléra des poules, ni une infection due à un virus décelable par les méthodes actuelles ». Peu après, ils firent connaître les particularités de l’agent causal de cette nouvelle maladie, qu’ils baptisèrent :"peste aviaria". La plus importante de ces particularités était certainement son aptitude à traverser les filtres en terre poreuse et l’impossibilité de le cultiver en milieux artificiels qui le distinguait définitivement d’une bactérie (1).
Mais les choses se compliquèrent en 1926. Cette année-là, à l’occasion d’une épizootie observée aux Indes néerlandaises par Kraneveldt1 (1), puis en Angleterre à Newcastle-upon-Tyne, par Doyle, la maladie de Newcastle ou « pseudo peste aviaire » est décrite pour la première fois et reconnue comme épidémiologiquement différente de la peste aviaire (1). Toutefois, il faudra attendre 1955 pour que les deux virus soient bien différenciés : le virus de la peste aviaire vraie fut alors classé dans la famille des Orthomyxoviridae, genre Influenza (type A) et le virus de la maladie de Newcastle fut classé dans la famille des Paramyxoviridae, genre Rubulavirus.

(cf iconographie)

A partir de 1959, les épizooties de « pestes aviaires » rapportées par les services vétérinaires officiels sont donc clairement distinguées en épisodes d’influenza aviaire hautement pathogène d’une part et épisodes de maladie de Newcastle d’autre part, et toujours sur la base d’une analyse de laboratoire.

Depuis cette date, plus de 25 épisodes d’influenza aviaire hautement pathogène (à virus H5 ou H7) ont été officiellement déclarés dans le monde entre 1959 et 2004, et notamment en 1959 (Ecosse), 1961 (Afrique du Sud), 1966 (Canada), 1976 (Australie), 1983 (Etats-Unis), 1994 (Mexique), 1995 (Pakistan), 1997 (Hong-Kong : première mortalité humaine liée à une contamination par les oiseaux), 1997, puis 1999 (Italie) et 2003 (Pays-Bas : abattage de 32 millions de volailles, coût direct de 290 millions d’euros..).

Pratiquement tous ces épisodes ont pu être maîtrisés par des mesures de prophylaxie sanitaire ou médicales.

Nous connaissons la suite : à partir de 2003, de très nombreux cas d’infection des volailles par le virus H5N1 ont été signalés dans la région Asie-Pacifique, et ils s’étendent progressivement en Europe, puis en Afrique, puis ….

Et maintenant ?

Cette courte rétrospective est là pour nous rappeler que d’innombrables épisodes de mortalité d’oiseaux domestiques ou sauvages sont survenus par le passé, sans anéantir définitivement leurs effectifs et sans contamination massive avérée de l’homme.

Mais l’histoire des maladies animales et humaines nous enseigne aussi la prudence et l’humilité et nul ne sait si la prochaine pandémie sera due à un virus H5N1 ou à un tout autre virus grippal.

Qui aurait prévu, il y a quelques années, que des animaux, et lesquels, seraient à l’origine du syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA), de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), de la fièvre Ebola ou du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) ?


Pour limiter les futurs risques au minimum, la surveillance des épizooties doit être considérée comme une action de Santé Publique Vétérinaire, et donc, bénéficier d’une collaboration étroite et coordonnée des services de santé animale et humaine.

Jean Blancou
Président de l’Académie vétérinaire de France

Pour en savoir plus :
1. Blancou J. - Histoire de la surveillance et du contrôle des maladies animales transmissibles. Office international de épizooties, Paris, 2000, 366 p.

2. Fleming G. - Animal plagues : their history, nature and prevention. London, Chapman and Hall, 1871, 548 p.

3. Heusinger C.F. Recherches de pathologie comparée - Cassel chez H. Hotop ; vol. I, 1853, 674 p. et vol. II, 1853, DXLIX p.

4 . Marr J.S. & Callisbert C.H. - « Alexander the Great and Wets Nile Virus Encephalitis » Emerg.Infect.Dis., 2003, 9: 1599 -1603.

..et voir aussi le site internet de l’Organisation mondiale de la santé animale : www.oie.int/fr/fr]

Iconographie:
http://www.univ-montp3.fr/~pictura/GenerateurNotice.php?numnotice=A1299
http://www.dinosoria.com/peste_athenes.htm
http://www.virology.net/Big_Virology/BVRNAortho.html
http://www.virology.net/Big_Virology/BVRNApara.html

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